La relation d’amitié entre la France et l’Italie vue par le journaliste Ferruccio De Bortoli

A l’occasion de la troisième édition du festival Le Printemps Italien organisé par l’association Notre Italie, le journaliste et ancien directeur du Corriere della Sera Ferruccio De Bortoli a expliqué devant un public attentif l’importance des relations culturelles, des principes de citoyenneté et de démocratie tout en parlant des relations d’amitié entre la France et l’Italie.

L’Italie et la France sont deux pays si proches et si loin à la fois. Une difficile amitié était le titre d’un très beau livre publié en 2001 par Ponte alle Grazie. Il avait été écrit par Sergio Romano et Gilles Martinet, ambassadeurs en Italie pendant de longues années. Depuis Jules César jusqu’à Napoléon, nous avons été des conquérants, des conquis, des ennemis et des alliés. Moi, je m’efforce de penser que nous faisons tous partie d’une même famille européenne. Et dans une famille on se dispute, parfois beaucoup mais, à la fin, ce sont les valeurs fondamentales qui l’emportent, les identités culturelles dont la France et l’Italie sont porteuses. Quand les blessures et les souvenirs de la deuxième guerre mondiale étaient encore visibles sur la peau de nos parents et de nos grands-parents, dans la déclaration Schuman écrite en 1950 par Jean Monnet, on pouvait lire : « La paix ne pourra pas être sauvegardée sans des efforts créatifs qui soient à la hauteur des dangers qui la menacent. Le résultat apporté par une Europe organisée et vivante est indispensable au maintien des relations pacifiques ». Il y a aussi une autre phrase de Monnet qui m’a toujours frappé : « Nous ne coalisons pas des états, nous unissons des hommes ». Aujourd’hui il aurait écrit, ce qui est plus correct, « des personnes ». Quelques années plus tôt, en 1943, Altiero Spinelli, Ernesto Rossi, Eugenio Colorni, Ursula Hirschmann ont écrit le Manifeste de Ventotene alors que les issues de la guerre étaient encore incertaines. Luigi Einaudi, éditorialiste du Corriere ainsi que président de la République et gouverneur de la Banque d’Italie, la même année, en 1943, écrivit un texte prophétique ayant pour titre Pour une fédération européenne. Victor Hugo, dans le discours qu’il adressa au congrès de la paix de Paris en 1849, proposa la création des Etats Unis d’Europe. « Un jour viendra où les armes vous tomberont des mains, à vous aussi ». Après le massacre de la Grande Guerre, dans son essai La crise de l’esprit, Paul Valery s’interrogea sur le destin de l’homo europeus souhaitant que l’Italie puisse redevenir ce qu’elle avait été grâce à son esprit. Valery mit l’accent sur la décadence de l’esprit européen et sur les risques du déclin de l’Occident au début du siècle dernier. Gaston Riouf fut le premier à introduire le terme « européisme ».

Ce qui unissait toutes les personnes que je viens de citer, de Monnet à Einaudi, a été une profonde culture, une connaissance réciproque de l’histoire et de la langue. En conclusion : Ils étaient des européens à une époque où non seulement l’idée d’Europe était minoritaire, mais les gens combattaient encore dans les rues. Aujourd’hui, heureusement, nous avons arrêté de combattre mais nous avons moins d’idées et moins de courage qu’à l’époque. L’amitié entre l’Italie et la France sera difficile et pleine d’incompréhensions mais elle sera fondamentale pour garantir un futur à l’Europe, pour protéger et relancer les droits et les valeurs de l’Occident. J’ai été président de Flammarion quand la société appartenait aux italiens. J’ai vécu une période extraordinaire en qualité de directeur d’un grand groupe culturel et savez-vous ce que j’admire le plus de la France ? La conscience du rôle national que détiennent les maisons d’édition et la culture en général. Le poids de l’industrie culturelle française sur le Produit interne brut (PIB) est de 4%. En Italie seulement de la moitié. Les maisons d’édition font partie de l’identité française, elles sont une partie intégrante du drapeau. Ce qui a pour conséquence une défense très efficace de la francophonie. L’Italie pourrait faire beaucoup plus. Je suis vice-président de la Dante Alighieri. Et vous n’imaginez-pas combien l’enseignement de la langue italienne est en hausse. Au cours de l’année académique 2016-17 plus de deux millions d’étudiants étrangers ont choisi de suivre des cours de langue et de culture italiennes. Le moteur de recherche Google utilise 348 langues et l’italien est à la huitième place. Dans un récent classement sur le pouvoir culturel, l’Italie occupe la première place. Nous ne savons pas bien nous raconter. Encore une fois, nos amis français pourraient nous donner des conseils. Comme j’ai eu l’occasion de vous le dire, j’ai été président du groupe Flammarion dans les années 2003-2004. A l’époque, on nous avait conseillé de ne pas publier le bestseller La rage et l’orgueil de Oriane Fallaci qui, comme vous vous souvenez peut-être, est issu d’une lettre qui m’avait été envoyée quand j’étais directeur du Corriere della sera. Nous avions beaucoup de collaborateurs de religion islamique. Ce n’était pas opportun de la publier. Quant à moi, je n’étais pas d’accord. Le livre fut publié par Plon et Oriana Fallaci fut accusée de racisme et un procès suivit. Une accusation sans aucun fondement. Mais les choses changent heureusement. Oriana Fallaci avait entrevu tous les dangers qu’encourt l’Occident s’il ne prend pas la défense de lui-même et de ses propres valeurs. Elle en parlait dans ses articles bien avant Michel Houellebecq qui, dans Soumission en 2015, en était même arrivé à parler d’une France musulmane. Oriana a subi un procès tandis que Michel, bien qu’ayant eu lui aussi des ennuis judiciaires, est aujourd’hui célébré. Et tout ceci en l’espace seulement de quelques années. Houllebecq était un auteur de Flammarion à l’époque où j’en étais le président. Il nous quitta pour rejoindre Fayard et le groupe Hachette. Ce fut douloureux. A l’époque je fis pression afin que les actionnaires du groupe Rcs achètent les éditions Editis que Hachette, pour des raisons d’antitrust, était obligé de vendre. Nous n’y arrivâmes pas et mes actionnaires, malheureusement, préférèrent investir dans le groupe Recoletos en Espagne en perdant ainsi beaucoup d’argent. Si Flammarion avait acheté Editis, elle aurait pu devenir une grande maison d’édition européenne. Dommage. Antoine Gallimard en achetant Flammarion reconnut que le groupe éditorial avait été bien administré. Une reconnaissance. Je n’oublierai jamais une boutade, empruntée à Jean Cocteau qui avait l’habitude de dire : « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur ». En réalité la phrase originale de Cocteau était : « Les Italiens sont des Français de bonne humeur ». Je me souviens des années passées chez Flammarion, de la sympathie et du dévouement de nombreux collaborateurs. Houellebecq n’était peut-être pas de bonne humeur. Mais, comme disait Montanelli, ceux qui ont un fort caractère sont souvent de mauvaise humeur.

Mais maintenant, je voudrais revenir aux sujets centraux de ma conversation, ceux de l’information, de la citoyenneté et de la démocratie. Pour commencer une courte allusion à l’information journalistique. Une des définitions les plus acerbes sur les journalistes, pour changer, est celle d’un écrivain français du XIX siècle. « Le journaliste est celui qui passe la moitié de son temps à parler de choses qu’il ne connaît pas et l’autre moitié à se taire sur les choses qu’il connaît ». Donc, à vous d’en juger. Sans une bonne information, il ne peut pas y avoir une bonne citoyenneté. Un journaliste est un témoin de son temps. Un témoin privilégié qui, souvent, ne sait pas qu’il en est un. Parfois, il est un témoin distrait, superficiel. Il ne fait pas bien son travail surtout quand il n’accepte pas que les faits contredisent ses opinions. Au cours de mes longues années professionnelles, j’ai souvent été le long de la ligne de crête, une ligne des évènements invisibles, un seuil sur lequel on peut apercevoir un trait de vérité qui échappe à la majorité. Souvent le privilège de la condition professionnelle nous emmène à croire que nous possédons cette vérité. Mais c’est une grave erreur de présomption. Nous ne possédons jamais la vérité. C’est un peu comme si nous étions sur une corniche d’où il est possible de mieux assister à la résolution d’un fait, à sa formation, à son épilogue. Mais cet épisode, bien que vécu en direct, aux yeux d’un professionnel n’est jamais comme il paraît. Pour le comprendre, il faut connaître les antécédents, l’histoire des protagonistes, les histoires personnelles des victimes ainsi que de leurs bourreaux, les raisons lointaines de ce qui est en train de se passer. Il faut connaître ou bien avoir l’humilité d’admettre de ne pas savoir. Et surtout garder l’esprit libre. Vide. Garder sa propre liberté de jugement. Chacun voit les choses avec le filtre de ses propres connaissances, de ses propres préjugés, de ses propres peurs. Il voit souvent ce qu’il veut voir. Seulement ce qu’il veut voir. Les usagers des social network sont des témoins directs des évènements ou, du moins, ils se considèrent comme tels. Et en vertu de cette raison, ils estiment tout comprendre à travers un regard, ils prétendent se faire une opinion à l’instant. Comme si la connexion était un diplôme certifié en soi. Ils se déshabituent à la fatigue de l’apprentissage. Ils refusent les logiques d’un raisonnement. Ils simplifient à l’excès la réalité. Et ils sont aussi les produits directs des informations qui circulent sur le Web et qui sont parfois correctes mais très souvent partielles ou datées.

Les éléments essentiels pour juger un épisode qui marque la vie d’un Pays ou d’une démocratie ainsi que les éléments qui permettent de se faire une opinion sont très souvent absents de la scène, de la surface des événements. Tout simplement, ils n’y sont pas ou bien ils sont dans les coulisses. Un bon journaliste doit les mettre au jour, les rendre au lecteur afin qu’il soit un citoyen libre, correctement informé et accompagné par sa pensée critique.

Il doit être libre de se faire une opinion. Dans le cas contraire, c’est un sujet passif, esclave de toute vérité de facilité ou officielle. Ce n’est pas un citoyen, c’est un sujet qui peut être facilement manipulé. Il est très souvent un naufragé confus. Mais il est avant tout du matériel inerte exposé à toute manipulation, incapable de saisir la dangerosité de la pêche à la traîne de ses données personnelles. Un patrimoine d’informations sensibles qu’il donne gratuitement, sans s’en apercevoir, à une entité connue mais qui n’est pas transparente comme les social network ou à des entités inconnues et secrètes de Pays non démocratiques qui, de façon encore plus insidieuse par rapport à ce que se passait pendant la Guerre Froide, sont en condition de polluer les eaux de l’information des sociétés occidentales.

C’est le syndrome de Stockholm de la communication moderne mais c’est aussi la maladie la plus insidieuse dont souffrent les démocraties occidentales : la perte de conscience des citoyens des risques auxquels ils s’exposent, l’augmentation d’une certaine passivité dans le public surtout pour ce qui concerne l’usage du Net. Ceci expose les lecteurs et les internautes au danger de la simplification, au charme des théories les plus improbables et les plus anti-scientifiques, au développement auto consolatoire des pires préjugés. La modération n’existe pas ou a tendance à disparaitre, à être minoritaire. Les modérés s’abstiennent. Le sens commun l’emporte sur le bon sens.

Voici la dérive qui se présente à nos yeux. Face à cette dérive, il faudrait réagir non seulement avec une information plus professionnelle et responsable mais aussi et surtout avec la qualité et le choix du capital humain, avec le rétablissement du respect et de l’expérience, avec l’investissement dans la connaissance. Face à cette situation de crise de la citoyenneté, il faut aussi réagir avec une attitude plus honnête de la part de ceux qui gèrent la chose publique, de ceux qui ont à divers titres une responsabilité politique. On ne donne pas un bon exemple en faisant des promesses que l’on ne peut pas tenir en créant l’illusion de richesses qui n’existent pas surtout dans un pays comme l’Italie qui est fortement endetté.

Nous vivons dans l’ère du leadership direct qui n’est plus filtré par des corps intermédiaires. Le leader parle directement à son peuple, il contourne la médiation des journalistes considérés comme gênants. Il s’adresse directement au citoyen. Il essaye de lui être le plus semblable possible. Il simplifie son langage et jusqu’ici cela pourrait être une attitude positive. Mais pourquoi, pour être authentique et pour obtenir son vote, doit-il ressembler au pire des électeurs en amplifiant les instincts les plus bas ? A cause de ces mauvais exemples, la population se réduit à l’expression désordonnée et improvisée des désaccords et des rancunes ; aux radiographies des cris. La société revient à l’état tribal.

Nous avons parlé du langage de la communication, non seulement politique, de la dégradation de la qualité et de la perte de l’importance de dire le vrai. Ce n’est pas important ce que l’on dit mais comment on le dit. Et si le faux est bien dit alors il devient presque vraisemblable. Le mensonge de ceux qui gouvernent ou de ceux qui se proposent de saisir le consensus des électeursest devenu un péché véniel même dans des pays, comme les Etats Unis, où le faux n’était jamais pardonné. Le droit au vote s’est lentement transformé dans les démocraties occidentales. Aujourd’hui on vote plus par désaccord ou négation que par choix ou par délégation. On vote plus contre quelqu’un qu’en faveur de quelqu’un. Cela n’a pas d’importance que le candidat soit cohérent. C’est insignifiant le fait qu’il dise la vérité. Il suffit qu’il devienne l’arme pointue contre l’ennemi, le fantôme, la globalisation, les immigrés, les pouvoirs forts, la finance. Il ne sait pas gouverner ? Il n’est pas préparé ? Quelle importance.

La dégénérescence du vote, qui dans l’exercice démocratique par excellence est un choix médité et conscient des représentants populaires, est favorisée par la culture du mythe de la démocratie directe à travers le Net. La démocratie digitale ou présumée telle, cache une tromperie colossale. L’idée que le peuple doit s’exprimer sur tout. Et plusieurs fois. La conviction que le consensus se traduit dans la légitimation de dire et de faire ce que l’on veut en dépassant les « limites et les formes » – j’utilise expressément les mots de la Constitution – d’un Etat de droit. Le même discours est valable à propos de sujets complexes comme la science, la médecine et l’économie. La compétence sans consensus est considérée inutile, presque dangereuse. La démocratie représentative, dans cette perspective, est un oripeau du passé. L’élu devient un simple terminal passif, non un représentant doué d’une indépendance de jugement, d’une autonomie indispensable. Le parlement serait ainsi inutile, les débats superflus. Le fait d’avoir de nombreux électeurs ne serait d’aucune utilité. Il suffirait d’en avoir un par groupe, d’un porte-parole. Il y aurait beaucoup d’économies, entre autres.

Nous devons redécouvrir la beauté et la responsabilité du vote. Je ne parle que de l’exemple italien. L’article 48 de la Constitution dit que le vote est « un devoir civique ». Il n’est pas seulement « personnel et égal, libre et secret ». L’indication de « devoir civique » a été le résultat d’une médiation entre les constituants, entre ceux qui concevaient le vote seulement comme un droit et ceux qui le considéraient comme un pouvoir public. A mon humble avis, le caractère obligatoire du vote doit être proposé à nouveau. C’est confirmé dans différentes propositions de lois. Autrefois l’abstention était même sanctionnée. Ce n’est pas seulement un droit, c’est un droit-devoir. Je renverserais même la hiérarchie en disant que c’est un devoir-droit. Le citoyen doit sentir l’obligation morale de se renseigner et d’exprimer un vote conscient.

L’abstention n’est pas une forme de vote, c’est l’abnégation du vote même. Aux premières élections de la République italienne qui venait à peine de naître avaient participé plus de 90 pour cent des citoyens ; aux derniers consultations européennes l’affluence a été de 56 pour cent. Au premier tour des élections législatives pour l’Assemblée nationale en 1993 le nombre de votants était de 68 pour cent, au deuxième de 67 pour cent. Au premier tour de 2017 de 48 pour cent ; au deuxième de 42 pour cent. Sans une population de qualité, consciente, active, nous n’arriverons pas à relever une démocratie qui s’affaiblit dans les mauvaises humeurs et décline dans les préjugés et les égoïsmes. Sans de bons exemples de la classe dirigeante, non seulement politique mais privée, sans éducation et respect des règles surtout de la part de la bourgeoisie productive et des classes professionnelles, nous ne retrouverons pas l’élan d’une nouvelle saison de bien-être et de droits.

Il y a un énorme capital social qui est celui du volontariat, de l’associatif. Il y a tellement de personnes, en France et en Italie, qui, chaque jour, font quelque chose pour les autres. Il s’agit d’exemples de civisme dont nous devrions être fiers. Il y a beaucoup de nos concitoyens qui, chaque jour, font quelque chose pour les autres. Ils consacrent une partie de leur temps, de leur argent, ils créent une grande communauté avec de bonnes relations et de bonnes résolutions. Sans cette communauté de valeurs nous n’aurions jamais pu faire face aux effets dévastateurs de la crise financière qui a engendré des poussées populistes et nationalistes. Nous nous trouverions face à une société encore plus méchante et violente. Dans leur exemple, dans l’exemple du bénévolat en large partie anonyme parce qu’il est inconnu, dans l’exemple des entreprises sociales, il y a toutes les graines d’une renaissance, il y a l’embryon d’un rachat civique. Il suffirait de revaloriser le poids spécifique, de lui donner de la visibilité institutionnelle. Investir dans le bien qui est énorme et non financer le passé et cultiver vices et faiblesses. Regarder en avant et donner plus de place aux jeunes sans les faire s’enfuir. Miser sur la connaissance et non s’abandonner sur les défauts nationaux. Redécouvrir l’éducation civique qui se promeut avec les exemples et le respect du bien commun. Mais, si on valorise les fraudeurs et les malins, si on charge les nouvelles générations de nombreuses dettes, la citoyenneté est pure fiction. La citoyenneté est faite de devoirs, sans lesquels les droits n’existent pas.

Discours traduit de l’italien au français par Stefania Graziano Glockner

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