Nombreux sont les itinéraires pour découvrir Bordeaux, à commencer par ceux tracés par l’odeur du vin. Des itinéraires très prestigieux certes, mais souvent empruntés par les touristes et donc moins originaux que d’autres. Mieux vaut se laisser envelopper par la pierre des immeubles qui veillent sur le cours du Chapeau Rouge, s’ouvrent grands aux abords de la Place de la Bourse pour se resserrer de l’ancienne rue Royale jusqu’à la Place du Parlement.
Cours du Chapeau Rouge
Ces demeures, appartenant à une bourgeoisie aisée, confiante en l’avenir, sont construites de telle sorte que la hauteur des pièces décroit au fur et à mesure que l’on s’élève. Partant du rez-de-chaussée affecté aux entrepôts ou au commerce, on monte à l’étage intermédiaire où logeaient les travailleurs du rez – de- chaussé puis à celui où les propriétaires recevaient les hôtes pour affaires ; enfin on accède aux chambres des maitres et, sous les toits, à celles des domestiques. L’idéale serait de traverser ces rues au printemps quand le ciel est bleu et que la lumière restitue aux façades la splendeur du temps où la ville a abandonné son aspect rude et sombre ; un aspect dû au bois avec lequel on construisait les habitations jusqu’à ce que la colonisation des Antilles, au XVIII siècle, ne fasse de Bordeaux un des lieux où la richesse s’affichait par les matériaux de construction extraits des carrières de ce que l’on appelle l’Entre deux mers.
La Garonne coule lentement à quelques pas de la place de la Bourse. En dépit de son aspect un peu boueux, elle est si large qu’elle donne comme un avant-gout de l’océan qui est à moins de 100 km. Mi fleuve mi mer, eau salée et eau douce, c’est une zone intermédiaire qui forme le grand estuaire de la Gironde. Là où la Gironde se divise en deux, devenant d’un côté la Garonne et de l’autre la Dordogne, elle délimite une terre qui n’appartient plus au fleuve et pas encore à l’Atlantique. De cette terre est issue la pierre qui a célébré l’âge d’or de Bordeaux. La Garonne forme une courbe ventrue comme si l’eau, pensive, préférait ralentir son cours et dans cette courbe en forme de demi-lune, commence à grandir une ville qui a fait de sa tendance à la dérision pour célébrer ses zones d’ombres, sa marque la plus convaincante.
Je parle de la pierre qui est aussi lumineuse (quand elle n’est pas noire à cause de la pollution) que friable au toucher. Elle est rugueuse et poreuse ; sa consistance est celle d’une pierre fossile qui garde jalousement ses secrets et ne veut pas les dévoiler au premier venu. Mais ce n’est pas seulement dans la couleur de la pierre que s’exprime le gout de la dérision de cette ville. Il est aussi dans la disposition des balcons qui accompagnent le tracé rectiligne des routes ou, encore mieux, qui défilent parallèles mais à une autre hauteur. « S’il n’y avait pas les artichauts » me confient les amis de l’association Notre Italie qui m’accompagnent, « nous pourrions traverser le centre de Bordeaux en suivant le couloir des balcons ».
Garde-cocu cours de l’Intendance
Je me demande alors ce que les artichauts ont à voir avec ma promenade bordelaise. En fait, le mot « artichaut » qui traduit littéralement notre « carciofo », désigne un ornement de fer forgé qui sépare les balcons d’une propriété à l’autre interrompant ainsi l’idéale trajectoire de l’œil qui suit la ligne des galeries étroites qui se touchent presque d’un immeuble à l’autre. On en compte beaucoup de ces « artichauts » qui sont comme une obsession visuelle parce que le même ornement de fer forgé se retrouve sur le devant des balustrades. Mais tout cela cache quelque chose d’insolite que je saisis seulement lorsqu’un de mes accompagnateurs me dit avec un clin de l’œil que ces artichauts ont aussi une autre fonction.
Selon la tradition, ils ne séparent pas seulement les maisons, mais étaient utiles aux hommes qui fuyaient furtivement des chambres des riches dames, un point d’appui pour les amants bouleversés. Ce n’est donc pas un hasard s’ils sont connus avec un autre nom : garde-cocu, « guardacornuti ». Bordeaux exhibe son faste et ses faiblesses, la silhouette ventrue de ses habitants et les intrigues des alcôves.
C’est une ville qui aime les plaisirs et n’hésite pas à se montrer joyeuse et désinvolte comme pour vouloir défier l’humidité des eaux, l’indolence des fleuves, les vents de l’océan avec la confiance de ceux qui ont bâti leur fortune sur des territoires pas même inimaginables. C’est à quoi nous fait penser un dernier caprice architectural : les visages sculptés au-dessus de chaque balcon, chaque fenêtre, chaque montant de porte cochère.
Des visages d’hommes aux attitudes contradictoires : des hommes qui soufflent, gonflent leurs joues, rient en se tournant vers le ciel, qui prennent une expression d’étonnement et de peur, qui dorment placidement ou bien observent, pensifs, le vol des mouettes. Parfois, ils rappellent les visages de personnages mythologiques ou d’esclaves africains. Il s’agit des mascarons. C’était une manière de personnaliser l’immeuble et d’identifier son propriétaire à une époque où les numéros n’existaient pas.
Giuseppe Lupo
Traduction de l’italien de Stefania Graziano
Photos de Stefania Graziano