Traduire ou l’art d’être déloyal

Etymologiquement “traduire” veut dire “faire passer”. Faire passer un texte d’une langue à une autre. Une traduction c’est donc comme un vase communiquant, elle fait passer des mots et des émotions d’une langue et d’une culture à des lecteurs d’un autre pays. Dans mon cas, traduire a été aussi plus que cela : cela a été le vase communicant qui m’a permis de me réapproprier ma langue – le français- et retrouver une certaine intimité avec elle. Comme par une belle ironie, traduire m’a permis de retrouver le plaisir d’écrire en français.
Peut-être est-ce dû au fait que j’ai toujours éprouvé pour l’italien, un amour qui dépassait celui pour la langue française. Et sans doute pour être traducteur cet amour pour l’autre langue est-il fondamental. Adolescente, je ne rêvais que d’une chose : parler italien et partir vivre dans la péninsule. Dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai filé étudier à Turin puis je me suis débrouillée pour y rester en y cherchant un travail. Peu importe lequel pourvu que je reste dans ma douce Italie. Je commençais donc à enseigner le français et c’est ainsi qu’une drôle de permutation se produisit : ma langue maternelle devint une langue de travail tandis que l’italien devint ma langue de l’amour, de l’amitié, du plaisir. Je n’ai jamais pris de cours d’italien, je l’ai appris sur le tas, dans la rue, et très vite cette langue est devenue mienne ou plutôt je suis devenue sienne car c’est la langue dans laquelle je suis le plus moi-même. Lorsque j’ai commencé à écrire, il m’était donc évident que je devrais écrire en italien. Pourtant les histoires me glissaient entre les doigts, comme si en abandonnant ma langue maternelle, j’avais quelque part un peu perdu ma capacité à écrire.
Il y a deux ans, j’ai rencontré par hasard un écrivain italien, Frank Iodice. Nous travaillions alors tous deux dans la même école de langue à Nice. Curieuse, j’ai commencé à lire ses livres. Un, en particulier, attira d’emblée mon attention, I disinamorati. Le mot n’existe pas en français ni en italien non plus, pourtant une seule traduction s’impose : les désamoureux. Lorsque j’aime un auteur, j’ai la tendance à lire tous ses livres d’un coup comme pour mieux me pénétrer de son univers. Je lus donc tous les livres que je trouvai de Frank. Son monde emprunt d’une douce folie et son style m’étaient très familiers, un peu comme si je les avais écrits moi-même. A l’époque Frank recherchait à faire traduire I disinamorati en français puisqu’ils se passent tous en France. Une idée folle me vint : pourquoi ne pas le faire moi ?
Et c’est ainsi que tout a commencé. Dans les livres de Frank, je trouvais en fait les pièces du puzzle que je cherchais. Les mots que je chassais depuis si longtemps. Je trouvais enfin ma voix. Le traduire m’a permis de me réconcilier avec le français qui avait cessé de m’être maternelle et qui me semblait une étrangère dans laquelle j’avais cessé de me reconnaître. En traduisant Frank, je retrouvais le goût du français, et le plaisir à l’écrire de manière créative. Je le redécouvrais comme un mari retrouve son épouse qu’il avait délaissée pour une maîtresse plus jeune et plus sensuelle. Je retrouvais donc ma voix.
Ce qui peut paraître quelque peu peut sembler un peu contradictoire de la retrouver dans les mots d’un autre écrivain. Dangereux même car traduire ne devrait-il pas consister à faire taire sa voix pour laisser parler celle d’un autre ? A mes yeux, la traduction est au contraire l’union de ces deux voix. C’est en quelque sorte écrire à deux mains un nouveau livre. L’on devient certes la voix de l’auteur dans une autre langue et culture mais aussi la voix de ces lecteurs dans l’oreille de l’écrivain. C’est incontestablement un acte d’humilité pour le traducteur : on consacre sa créativité à l’auteur. Pour trouver les mots justes correspondant à son style. Mais cela demande aussi à l’auteur d’être humble à son tour, en acceptant de faire confiance à son traducteur ou à sa traductrice. Même quand il ou elle ne lui est pas tout à fait fidèle.
Car pour bien traduire il faut aussi savoir être un peu déloyal. Etre fidèle à la voix de l’auteur ne signifie pas le traduire mot à mot. Tous les mots ne peuvent pas être traduits. Comment dès lors traduire l’intraduisible? Il faut savoir parfois prendre une certaine licence poétique et suivre son instinct pour changer les mots afin de faire passer la bonne émotion. Car au final c’est cela la mission du traducteur ou d’une traductrice : faire passer des émotions. Guider les lecteurs étrangers dans un monde étranger.
La relation avec l’auteur est donc à mon sens fondamentale. Personnellement je n’envisagerais pas de traduire un auteur dont le monde ne m’est pas profondément proche et dont je ne connaîtrais pas la vie personnelle. Que je ne connaîtrais pas intimement. Les mots que l’on choisit sont le reflets d’une histoire, de nos croyances, de notre personnalité ; il est donc essentiel de chercher à connaître l’auteur.
Lorsque je montrai pour la première fois ma traduction à Frank, j’étais très nerveuse. Je n’étais pas une professionnelle, juste une française qui aimait profondément ses livres et les mots. Lorsqu’il me dit que j’avais rendu son livre plus beau encore et que toute chose était revenue à sa place… j’ai eu le sentiment d’être comme un peintre qui a réussi à faire passer sur sa toile toutes les émotions qu’il ressentait. Parce qu’au fond, les émotions qu’un traducteur fait passer sont aussi celles qu’il a ressenties en tant que lecteur…

Félicia Lignon

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