La parole sous électrochoc : Terra Santa d’Alda Merini

 

Persi tutti in un sogno
di realtà che fuggiva
buttata dietro le nostre spalle
da non so quale chimera.

 

Lire Alda Merini, c’est explorer les abîmes de l’esprit humain, les recoins vertigineux où l’absurde fait irruption. Sa voix, qui s’élève d’un monde caché aux yeux de la société bien-pensante, livre un témoignage littéraire émouvant sur l’expérience de l’enfermement ; qui sont les fous enfermés et privés de leur humanité ? Quelle vérité sur la société cachent les manicomi ?

Née à Milan en 1931, Alda Merini écrit dès l’adolescence. Son talent est découvert par Giacinto Spagnoletti, qui publie certains de ces poèmes dans l’Antologia della poesia italiana 1909-1949. Tout au long de sa vie, elle connaîtra des périodes d’enfermement dans plusieurs asiles psychiatriques ; dès sa jeunesse étaient apparues des fragilités (qui s’apparentent à un trouble bipolaire) : elle avait alors été internée pendant de courtes périodes. Mais c’est en 1965 que la poétesse entre au manicomio Paolo Pini pour un enfermement qui se terminera en 1972. Après un silence de presque vingt ans, La Terra Santa[1], recueil de quarante courts poèmes, publié en 1984, est le premier fruit du retour à l’écriture : Alda reprend confiance en la vie. « Je l’ai appelé Terra Santa car aucun péché n’y était commis : c’était le paradis promis où l’esprit malade ne souffrait plus. Le martyre était intense au point de frôler l’extase »[2].

L’asile psychiatrique que décrit Alda Merini est un lieu de l’horreur, où se révèle à l’interné la menzogna feroce della vita ; c’est un lieu qui déshumanise où les malades, assis sur les bancs en bois, non hanno nulla da dire, / odorano anch’essi di legno, / non hanno ossa né vita, / stan lì con le mani / inchiodate nel grembo / a guardare fissi la terra. La précarité de la condition humaine est insoutenable dans l’asile ; la dureté de la parole rappelle les récits de Primo Levi : odoravi di feci ; a noi nessuno parlava / se non con calci e pugni ; corpi delusi, carni deludenti, / attorno al lavabo / il nero puzzo delle cose infami. / Oh, questo tremolar di oscene carni, / questo freddo oscuro / e il cadere più inumano / d’una malata sopra il pavimento.

Cependant, dans une dualité oxymorique qui anime la majorité des poèmes du recueil, des miracles se produisent. L’asile d’Alda est sans aucun doute un enfer, mais dans la plus terrible damnation il n’est pas rare d’accéder au paradis : noi siamo restati / angeli uguali a quelli / che in un giorno d’aurora / hanno messo le ali ; laggiù tu vedevi Iddio / non so, tra le traslucide idee / della tua grande follia. Dans l’architecture formelle des poèmes, les conjontions avversative (ma, eppur) introduisent ces renversements paradoxales, cette dichotomie irréconciliable entre grâce et ignominie.

La métaphore biblique est omniprésente dans Terra Santa : les murs de l’asile sont les murs de Jéricho, l’asile est un endroit délaissé par Dieu, un mont Sinaï où les malades reçoivent la Table d’une loi incompréhensible : il manicomio è il monte Sinai, / maledetto, su cui tu ricevi / le tavole di una legge / agli uomini sconosciuta ; Abbiamo moltiplicato i pesci, / laggiù vicino al Giordano, / ma il Cristo non c’era: / dal mondo ci aveva divelti / come erbaccia obbrobriosa. L’irrationnel de l’asile se perd dans le récit archaïque des patriarches : récit de la déraison et de l’absurde par excellence. La compréhension du monde passe par la confiance totale en l’absurdité de la part de l’homme : Abraham était prêt à égorger son fils, car Dieu le lui demandait. Le monde est terriblement cruel, Alda Merini n’a jamais arrêté de marteler cette vérité dans son œuvre : la seule rédemption possible, c’est l’acceptation de l’irrationnel qui le gouverne. Seul l’amour, dans son acception charnelle et spirituelle, permet à Alda de briser les chaînes de l’existence pour accéder à la plénitude : « ce qui, dans ses écrits, ressort de sa souffrance mentale, c’est une frustration d’amour et un besoin d’aimer. Aimer à la folie : du sens figuré qu’elle revêt dans le langage courant, cette expression est devenue chez Alda la formulation d’un itinéraire réel »[3]. Dans Terra Santa, la possibilité d’aimer est constamment entravée par la condition de l’enfermé : Ah se almeno potessi, / suscitare l’amore / come pendio sicuro al mio destino! Aux fous, les psychiatres interdisent d’aimer : Quando amavamo / ci facevano gli elettrochoc / perché, dicevano, un pazzo / non può amare nessuno.

L’âme et le corps se distinguent en tant que personnages poétiques : Alda qui, adolescente, condamnait le mépris de l’amour sensuel par l’église[4], reste chrétienne dans sa forma mentis. Le corps indomptable semble être le responsable des tourments de l’âme : Io esperta sognatrice / che anche adesso mi rifugio in un letto / ammantata di lutto / per non sentire più la carne. Une victoire de l’âme sur le corps la libérerait de son emprisonnement : Corpo, ludibrio grigio / con le tue scarlatte voglie, / fino a quando mi imprigionerai ? / Anima circonflessa, circonfusa e incapace, / anima circoncisa, / che fai distesa nel corpo ?. Une nouvelle fois, le corps empoisonne l’âme, mais la dualité est constitutive de la vie humaine. C’est dans ce tourment entre chair et esprit que Saint-Augustin et Abélard ont forgé leur sensibilité : Perdersi nella giungla dei sensi, / asfaltare l’anima di veleno, / ma dagli inguini può germogliare Dio / e sant’Agostino e Abelardo, / allora il miscuglio delle voci / scenderà fino alle nostre carni / a strapparci il gemito oscuro. Le corps, bien que maladif et rebelle, est l’enveloppe qui permet à l’individu d’accéder aux sensations ; affaibli par les électrochocs, il survit comme temple de l’amour charnel : a volte io facevo all’amore / con uno disperato come me / in una grotta di orrore.

Une terrible vérité semble émerger de l’intérieur de l’asile : par un retournement silénique, les fous sont les psychiatres sadiques et le Messie est un pazzo qui crie des louanges à Dieu : Poi se ne va sicuro, devastato / dalla sua incredibile follia / il dottore di guardia, e tu le sbarre / guardi nel sonno come allucinato / e ti canti le nenie del martirio ;  Lì dentro eravamo ebrei / e i Farisei erano in alto / e c’era anche il Messia / confuso dentro la folla: / un pazzo che urlava al Cielo / tutto il suo amore per Dio. Dans le poème Quando ci mettevano il cappio (« Quand ils nous attachaient un nœud coulant »), écrit à la même époque, les infirmiers sont des tortionnaires qui ghignavano verde (« ricanaient vert ») lorsqu’ils infligeaient l’électrochoc.

La poésie est pour Alda Merini un chemin vers la guérision, qui panse la plaie douloureuse du manicomio ; la création, en libérant la parole, permet d’échapper à l’autodestruction : Le più belle poesie / si scrivono sopra le pietre / coi ginocchi piegati / e le menti aguzzate dal mistero. / Le più belle poesie si scrivono / davanti a un altare vuoto, / accerchiati da agenti / della divina follia. / Così, pazzo criminale qual sei / tu detti versi all’umanità.

Alda Merini, qui a vécu entre enfermement et liberté, entre le royaume des fous et la société des hommes et des femmes libres, est toujours revenue patiemment au monde, aussi grâce à la poésie. Elle laisse des vers d’une extrême grâce, rarement hermétiques, le plus souvent limpides et de grande musicalité. Les mots coulent dans l’intimité ; ils ont la délicatesse de la couleur azur, couleur du ciel et de l’espoir, qu’Alda invoque régulièrement tout au long de son œuvre :

Manicomio è parola assai più grande
delle oscure voragini del sogno,
eppur veniva qualche volta al tempo
filamento di azzurro o una canzone
lontana di usignolo o si schiudeva
la tua bocca mordendo nell’azzurro
la menzogna feroce della vita.

Accepter l’irrationnel, la folie du monde (celle qui commence en dehors des murs du manicomio), pour revenir à la vie, tel est le salut d’Alda Merini. A un journaliste qui lui demandait si la folie pouvait être un choix, au moment où l’Académie française la désignait comme possible candidate au Prix Nobel, elle répondait :

« J’ai compris, comme Saint-Augustin, qu’il est inutile de se poser plein de questions ; et j’ai continué à vivre sans rien comprendre. C’est ça, la poésie : ne plus se poser de questions. […] Enfermer une personne dans un asile donne un terrible mauvais exemple. C’est un geste inhumain, qui révèle la vraie nature de la personne qui l’accomplit. Alors le malade, que j’appelle la personne trahie, ne veut plus revenir en arrière : il a compris qui est l’être humain. Voilà la découverte propre à la folie : l’homme est méchant, sanguinaire. C’est une terrible découverte ».[5]

En 1978, quelques années après la sortie d’Alda Merini de l’asile psychiatrique Paolo Pini, la loi 180 Basaglia entraînait en Italie la fermeture des manicomi.

[1] MERINI, Alda, La Terra Santa, in Vuoto d’amore, Giulio Einaudi editore, Turin 1991.

[2] MERINI, Alda, L’altra verità. Diario di una diversa, BUR, 2007, p. 106 (traduction par mes soins).

[3] URBANI, Brigitte, « Folie d’amour… Aimer à la folie. Dans le monde d’Alda Merini », Italies [En ligne], 3 | 1999, mis en ligne le 27 mars 2010, consulté le 21 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/italies/2607 ; DOI : https://doi.org/10.4000/italies.2607.

[4] Guarda, senza sapere l’astinenza, / queste carni purgate dal piacere, / questi occhi sinceri nell’orgoglio, / questi capelli dal profumo intenso/ di vita e di memorie… / Peccato questo vivere me stessa ? (Una Maddalena, dédié à Salvatore Quasimodo, cité par URBANI, 1999).

[5] Traduction par mes soins : Ho cambiato in meglio: ho capito come sant’Agostino che era inutile domandarsi tanti perché, e sono andata avanti senza capire più niente. Questa è la poesia: non domandarsi più niente. […] Mettere una persona in manicomio dà un tremendo cattivo esempio di sé alla persona che viene richiusa, per cui gli rivela un gesto disumano e quanto profondamente è. E allora il malato, che io chiamo la persona tradita, non vuole tornare più indietro. Ha capito chi è l’uomo. Ecco cos’è la scoperta della follia: la scoperta che l’uomo è cattivo, sanguinario, una tristissima scoperta.

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