Monarque de la splendeur, arbitre des élégances, maître de la grâce, Louis XIV s’entoura d’hommes prêts à sacrifier leur vie pour satisfaire ses désirs : Jean-Baptiste Lully, compositeur immense, homme d’action et d’intrigues, imposa sa musique à la nation entière. Donnant à la musique française, à l’esthétique immédiatement reconnaissable, ses lettres de noblesse, Lully a marqué l’histoire. Sa vie est le récit d’un étranger, d’un déraciné avec un caractère fort, animé par une détermination et une envie de réussir qui ne l’ont jamais quitté.
C’est à Florence, ville du grand-duché de Toscane, dans une maison de meuniers, que Giovanni Battista Lulli était né en 1632. Personne ne pouvait soupçonner quel destin lui était réservé ; le petit Giovanni Battista se produisait comme saltimbanque, s’essayait au violon, dans la ville du David de Michel-Ange dominée par la coupole de Brunelleschi. Lulli avait à peine treize ans quand son histoire se mêla à celle de la cour de France. Dans ses Recréations littéraires (1765), Cizeron-Rival raconte que la duchesse de Montpensier avait chargé un de ses valets de chambre de lui ramener d’Italie quelques jeunes violonistes :
La Gueriniere paſſant dans une Place publique de Florence, vit ſur le Théâtre d’un vendeur d’Orviétan, un petit garçon habillé en Arléquin, qui divertiſſoit le Peuple, & qui jouoit fort bien du violon. Il l’amena en France, & le donna à Mademoiſelle. (François-Louis Cizeron Rival, Recréations littéraires, 1765)
Nous savons peu, en vérité, sur cette rencontre. Pour certains, Giovanni Battista avait déjà été remarqué à Florence et suggéré à La Guérinière (qui était à la suite de Roger de Lorraine, chevalier de Guise), d’autres témoignages d’époque indiquent que la duchesse souhaitait plutôt qu’on lui ramène un jeune garçon pour parler italien… Les sources sont lacunaires, le mystère demeure. Mais une fois en France, le jeune homme à l’accent italien très marqué continua de se former dans la musique, se forgea une réputation d’excellent danseur, son talent finit par s’imposer et le roi s’intéressa à lui. Giovanni Battista Lulli fut engagé à la cour en 1652. De six ans son ainé, Lulli dansait avec le roi ; le fidèle serviteur était de plus en plus proche de son roi. Les commandes et les charges à la cour se succédaient ; le couronnement eut lieu en 1661 : Lulli était nommé surintendant de la musique du roi. C’est alors qu’il devint Jean-Baptiste Lully, naturalisé français.
Que savons-nous de la personnalité de Lully, de son caractère, de ses souffrances ? Comment vécut-il son déracinement, l’arrachement à sa terre natale ? D’après le récit des chroniqueurs, Lully ressentit toute sa vie un besoin féroce de s’affirmer, de s’imposer. La légende d’un homme impitoyable, ne reculant devant rien pour obtenir ce qu’il voulait, nous a été léguée. Espérait-il calmer ce sentiment dévastateur qui s’empare parfois des étrangers qui cherchent désespérément à s’intégrer, essayait-il de venger l’envie, voire la haine que ressentaient à son égard ses contemporains français ?
La tentation est forte d’appréhender la personnalité complexe de Lully sous le prisme de son histoire, mais la prudence est de mise. Il est certain que la vie que Lully avait vécue à Florence était aux antipodes de celle qu’avaient menée ses collaborateurs qu’il côtoyait à la cour. Il dut en souffrir ; il n’hésita pas à renier son passé. Une fois, il alla jusqu’à congédier son père, qui était venu lui rendre visite, en toute discrétion :
Lully vouloit faire croire qu’il ſortoit de la Maiſon des Lully, qui eſt noble & illustre en Italie. Quand il fut parvenu aux honneurs & aux richeſſes, ſon père vint en France pour être témoin de la fortune éclatante de ſon fils ; mais celui-ci le renvoya doucement dans ſon pays, de peur que la préſence du bon homme, ne démentît la nobleſſe prétendue de ſon origine. Le fâmeux Scaramouche Tibério Fiorelly, prenoit plaisir à en faire des railleries très-piquantes qu’il terminoit ordinairement par ce refrain : Povero Padre ! (François-Louis Cizeron Rival, op. cit.)
A la cour, les témoignages sont unanimes : Lully avait une personnalité hors du commun. Son talent était certes débordant : musicien excellent, brillant danseur et même comédien exubérant. Il savait faire rire, quand il en avait envie. Mais il poussait souvent jusqu’à l’excès ses traits débordants. Une fois, jouant à merveille le rôle de Pourceaugnac devant le roi, au moment où les apothicaires armés de seringue le poursuivent, vint ſauter au milieu du claveſſin qui étoit dans l’Orcheſtre, & mit le claveſſin en pieces. La gravité du Roi ne put tenir contre cette folie (Ibid.). Un clavecin détruit. Le roi finit par lui pardonner.
Avec ses musiciens, Lully se mettait facilement en colère. Le fait est qu’il ne supportait aucune remarque : personne ne devait prétendre en savoir plus que lui. Après ses accès de rage, il essayait de réparer les dégâts, comme lorsqu’il lui arrivait de fracasser un violon sur le dos d’un malheureux musicien :
Pour ſon Orcheſtre, vous aurez peut-être ouï dire qu’il avoit l’oreille ſi fine , que du fond du Théâtre il démêloit un Violon , qui jouoit faux , il accouroit & lui diſoit : c’eſt toi, il n’y a pas cela dans ta partie. […] Il ne trouvoit point bon qu’ils prétendiſſent en ſçavoir plus que lui , & ajoûter des notes d’agrément à leur tablature. C’étoit alors qu’il s’échaufoit , faiſant des corrections brusques & vives. Il eſt vrai que, plus d’une fois en ſa vie , il a rompu un Violon ſur le dos de celui qui ne le conduiſoit pas à ſon gré. La répetition finie , Lulli l’apelloit, lui payoit ſon Violon au triple , & le menoit dîner avec lui. Le vin chaſſoit la rancune , & l’un avoit fait un exemple : l’autre y gagnoit quelques piſtoles, un repas & un bon avertiſſement. Mais le ſoin qu’avoit Lulli de ne mettre dans ſon Orcheſtre que des Instrumens d’une habileté connue, l’exemptoit d’en venir ſouvent à ces corrections violentes. (Pierre Bonnet-Bourdelot, Jacques Bonnet, Histoire de la musique et de ses effets depuis son origine jusqu’à présent, 1715)
Au fil des années, la vie du Roi devint celle de Lully. La métaphore des astres tournant autour du soleil du Ballet Royal de la Nuit, que Lully avait dansé avec le roi alors âgé de quinze ans, était prophétique. Dans un système complexe de planètes et satellites, la compétition était sans relâche ; chacun essayait de graviter au plus près du roi. Michelangelo Mariani, qui suivit l’ambassadeur de Venise Alvise Grimani lors d’un voyage en France, raconte dans ses mémoires de voyage :
L’occupation principale des membres de la cour consiste en le fait de courtiser Sa Majesté ; leur seul et unique but étant de se faire remarquer par leur roi, et d’obtenir ainsi sa grâce. Ils s’adonnent à cette activité avec une patience inébranlable et se considèrent chanceux si, même après de longues années, le roi daigne les regarder une seule fois avec bienveillance. En revanche, si seulement ils doutent de ne pas être regardés d’un bon œil, ils se sentent perdus : beaucoup d’entre eux sont rentrés chez eux malades lorsque j’y étais ; c’est dire à quel point la seule crainte de la disgrâce auprès d’un roi peut être puissante.
“L’impiego prima, è principale di quei di Corte consiste tutto in corteggiare la Maestà del Re, non altro più havendo per iscopo, che il farsi veder dal loro Sovrano, e insinuarsi nella di lui buona gratia. E in ciò portano una patienza invitta, riputandosi, come beati, quando anche doppo gli anni intieri possino solo riportare un Ciglio ammorevole. La dove, se dubitano solamente, non essere guardati di buon occhio, si tengono per perduti, e molti al mio tempo sono andati a Casa con la febre; Tanto può il solo timore della disgrazia d’un Re terreno”.
Traduction par mes soins. Michelangelo Mariani (1624-1696), La Francia ne’ primi tre anni di pace con il più curioso e memorabile (1667).
Lully craignait une chose plus que toute autre : perdre son statut de privilégié auprès du roi. Dans le spectacle quotidien de la cour, il était aux premières loges. Sa musique accompagnait la journée du roi, de la messe aux différents repas, sans compter les événements exceptionnels comme les fêtes données à Versailles :
Les repas du roi ont lieu quatre fois par jour : Déjeuner, Dîner, Collation ou Goûter et Souper. Le Bouillon est pris au réveil. Pendant le repas résonne la musique du concert royal des 24 violons, avec d’autres instruments à vent, qui interviennent en alternance ; à cela s’ajoutent les concerts de luth et voix. En effet, Sa Majesté dispose de plusieurs musiciens italiens à son service.
“Il cibarsi del Re vien compartito in quatro volte al giorno, ciò è il Déjeuner, ch’è la collazione della mattina; Dîner ch’è il pranzo circa mezzo Dì; Collation ovvero Goûter, ch’è la merenda della sera; e finalmente Souper, ch’è la cena verso mezzanotte; senza poi il Bouillon, ciò è il Brodo, solito prendersi al levar da letto. […] Nel mentre della Tavola s’ode la Musica del concerto regio a 24 violoni, e altri stromenti da fiato, che alternatamente si fanno sentire; oltre poi i Concerti di Lauto e di voci, havendo anche Sua Maestà diversi Musici Italiani al suo servitio”.
Traduction par mes soins, Michelangelo Mariani, op. cit.
Lully prit incontestablement ses distances avec l’opéra italien, lui qui aurait pu entretenir des liens privilégiés avec ce pays dont la musique connaissait un énorme succès. S’inscrivant dans la tradition de l’air de cour, il confectionna un style qui se révéla être authentiquement « français », avec ses genres et ses formes : tragédie lyrique, opéra-ballet, ouverture « à la française » qui fut imitée dans toute l’Europe. Le bel canto ne pouvait prendre place dans l’univers compositionnel de Lully, qui s’évertuait à donner à la langue française sa résonnance propre, plus délicate. Les musiques française et italienne, avec leurs partisans respectifs, s’affrontèrent pendant une longue période, chacune des deux factions essayant de discréditer l’autre. Et ce sans trop de délicatesse ; pour Pierre Perrin, la musique italienne n’était autre qu’une musique d’ivrognes :
Leur second deffaut (des Italiens, ndlr) est dans leur maniere de Musique, laquelle, outre qu’elle ne plaist pas à nos oreilles à raison qu’elles n’y sont pas accoustumées, leur est assurément bien souvent importune pour ses Disparates et ses prétenduës belles saillies, qui tournent facilement en extravagances, ses detonations affectées et trop souvent répétées, et les licences dont elle est chargée, qui suivant leur tempérament ardent et passionné expriment admirablement bien les passions, et selon le nostre plus froid et moins emporté font une Musique de gouttieres. (Pierre Perrin, Lettre à Monseigneur Della Rovere, 30 avril 1659)
Lully était de plus en plus puissant : en 1672, il racheta le privilège royal qui lui permettait d’avoir le contrôle sur toute la musique en France, qui devait désormais être légitimée par son accord préalable. Dix mille livres d’amendes, confiscation des théâtres, des machines et du décor étaient prévues pour qui aurait désobéi. C’est à ce moment que prit fin la collaboration et l’amitié étroite avec Molière, officiellement suite à un incident lié à la rémunération de Lully pour la tragédie lyrique Psyché, mais certainement pour d’autres raisons venant s’entremêler qui nous échappent.
La vie de Lully n’était pas destinée à la tranquillité : sa personnalité débordante allait le mettre en difficulté. La cour s’était montrée tolérante vis-à-vis des « mœurs italiennes », qui désignaient à l’époque les pratiques homosexuelles (alors qu’en Italie le mal francese désignait la syphilis. Le mal vient toujours d’ailleurs…). La bisexualité de Lully est un fait ; marié, il était père de six enfants. Mais lorsque la rumeur selon laquelle Lully avait pris l’habitude de coucher avec le jeune page Brunet se mit à courir, le scandale éclata et le compositeur fut pris d’assaut par des railleries de tout genre :
Un jour l’amour dit à sa mère
Pourquoi [ne] suis-je vestu,
Si Baptiste, me voit tout nu,
C’est fait de mon derrière .
Chansonnier dit de Maurepas, vol. IV (1673-1679).
Ces vers, datés de 1676, circulaient donc bien avant le scandale.
Louis XIV, influencé par Madame de Maintenon, s’éloigna de Lully. Perdre la faveur, l’amour du roi : le pire s’était produit. Lors d’une répétition de son Te Deum dédié au roi à l’occasion de sa guérison (la célèbre fistule anale royale avait failli emporter Sa Majesté), Lully, peut-être distrait ou en proie à l’angoisse, écrasa son pied avec le bâton qui était utilisé à l’époque pour battre la mesure. Il mourut quelques semaines plus tard, le 22 mars 1687.
Le roi avait certes abandonné Lully à la fin de sa vie. Mais Lully laissait derrière lui une trace indélébile. En fin de comptes, il sortait gagnant ; le roi resta imperméable aux charmes de la musique italienne, préférant « sa » musique, celle de Giovanni Battista :
Ne la sçavez-vous pas, Mesdames? Un Courtisan hors de la foule, qui avoit vanté au Roi ces simphonies (italiennes, ndlr), lui amena le petit Batiste Violon François, qui a joint trois on quatre années d’étude sous Corelli, à une disposition surprenante. Les interêts de l’Italie étoient en bonne main. […] Le Roi écouta avec toute l’attention que l’Italie pouvoit souhaiter; et lors qu’elle s’attendoit à être admirée, qu’on me fasse venir, dit-il, un Violon de ma Musique. Il en vient un, on ne le nomme point, c’en fut aparemment quelqu’un d’un mérite médiocre, qui se rencontra là. Un air de Cadmus, dit le Roi (Cadmus et Hermione, musique de Lully, ndlr). Le Violon joüe le premier d’où il se ressouvient, un air simple, uni; et Cadmus n’est pas celui de nos Opera d’où l’on eût le mieux aimé en prendre un, si cela avoit été prémédité. Je ne sçaurois que vous dire, Monsieur, dit le Monarque au Courtisan, voila mon goût, à moi: voila mon goût. (Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise, 1704)
Jean-Baptiste Lully, florentin de famille pauvre, vécut une vie hors du commun. Une vie dans la plus somptueuse cour d’Europe, dans une fantasmagorie scintillante où le réel et l’imaginaire étaient indissociables. Nous connaissons par André Félibien ce qui se passait lors des fêtes données à Versailles. Félibien s’attarde minutieusement sur chaque détail : il cherche sans cesse davantage d’adjectifs pour exprimer son émerveillement. C’est avec élégance et par une écriture teinte de poésie que Félibien décrit l’embarcation royale flottant, la nuit tombée, sur le canal du palais de Versailles, sous une lumière tamisée, au son des violons :
Le Roy ſuivi de toute ſa Cour ſe promena ſur cette grande pièce d’eau, où dans le profond ſilence de la nuit l’on entendoit les violons qui ſuivaient le Vaiſſeau de Sa Majesté. Le ſon de ces Inſtrumens ſembloit donner de la vie à toutes les Figures, dont la lumière moderée donnoit auſſi à la ſymphonie un certain agrément qu’elle n’aurait point eû dans une entière obſcurité. Pendant que les Vaiſſeaux voguoient avec lenteur, l’on entrevoyoit l’eau qui blanchiſſoit tout au tour ; & les rames qui la batoient mollement, & par des coups meſurez marquoient comme des ſillons d’argent ſur la ſurface obſcure de ces canaux. (André Félibien, Les divertissemens de Versailles donnez par le Roy à toute sa cour au retour de la conqueste de la franche-comté en l’année MDCLXXIV, 1676)
C’est dans ce culte extrême de la beauté que vécut Lully. Sa musique, encore aujourd’hui, nous transporte dès les premières notes dans cet univers étoilé qui fut le sien : fait de grâce, d’équilibre, de délicatesse de la langue, mais aussi de puissance et de magnificence.
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