Alfred Müller, l’artiste européen dont l’oeuvre parle de Dante Alighieri

Hélène Koehl, docteur des Universités de Paris et de Strasbourg, présidente de l’association Les Amis d’Alfredo Müller et petite-nièce de l’artiste, est l’auteur des catalogues raisonnés de son œuvre et de nombreux ouvrages et articles.

Nous remercions Hélène Koehl de nous avoir accordé un peu de son temps en répondant à cette interview.

J’ai toujours été fascinée par la Vita Nuova de Dante Alighieri au point qu’adolescente j’en avais fait mon livre de chevet. Chaque soir, avant de m’endormir, je lisais des passages d’une vieille édition qui m’avait été offerte par un ami très cher et essayais de m’imprégner de son mysticisme que je trouvais à la fois très poétique et très humain.
J’ai grandi et le livre est resté, pendant de longues années, sur une étagère au milieu d’autres ouvrages jusqu’à ce qu’un jour, en occasion de recherches sur la naissance de la langue italienne, je décidai de commencer justement par la Vita Nuova. Mon amie Josette, apprenant mon désir d’approfondir mes connaissances, me fit cadeau d’un recueil d’eaux-fortes que l’artiste Alfredo Müller avait peint sur les textes de cette œuvre. Et comme les choses ne viennent jamais seules, je me suis passionnée pour ce peintre à la fois toscan et français qui, né à Livourne en 1869 d’une famille suisse, était mort à Paris en 1939. J’ai connu l’association Les Amis d’Alfredo Müller et sa présidente, Hélène Koehl, une femme d’une profonde culture, passionnée et jamais à court d’idées. C’est ainsi que Alfredo Müller est arrivé à Bordeaux, une ville qui ne lui était pas complètement inconnue…

1897-1898 Alfredo Müller, Dante et Béatrice, épreuve d’état

Il y a un an, Notre Italie a présenté à Talence Variations masquées, une des dernières publications, au titre prémonitoire, lors d’une soirée festive consacrée aux magnifiques « Arlequinades » d’Alfredo Müller. En compagnie de Lise Coustille co-autrice du livre, et devant un public nombreux et attentif, vous nous avez raconté la vie passionnée de cet artiste que l’association Les Amis d’Alfredo Müller, dont vous êtes la présidente, s’active à faire connaître. Pouvez-vous présenter l’association à nos lecteurs ?

L’association a été créée en décembre 2010. Son objet est de rendre au public l’œuvre de cet artiste insaisissable. J’ai été sollicitée par deux fois, en 1980 et en 2008, par des chercheurs italiens qui voulaient reconstituer le puzzle de son parcours aux pièces dispersées entre France et Italie que personne ne s’était jamais hasardé à réunir. Que j’en fusse une petite-nièce était bien entendu un atout, cependant insuffisant. Au sein de l’association qui réunit une centaine de membres français, italiens, mais aussi américains et japonais, une fascinante collaboration s’est mise en place qui nous a permis d’organiser des événements, des expositions et de publier une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles. Puis, il y a un an, à l’occasion du cent-cinquantenaire de la naissance d’Alfredo Müller, l’association inaugurait une plaque commémorative sur sa maison natale à Livourne.

Plaque commémorative sur la maison natale de Alfredo Müller à Livourne

Pouvez-vous nous parler en quelques mots d’Alfredo Müller et nous expliquer en quoi il peut nous intéresser ?

Il naît à Livourne en 1869 dans l’Italie nouvellement unifiée. Il appartient à une famille suisse de négociants aux racines internationales. Alfredo est l’aîné d’une fratrie quadrilingue de culture livournaise et totalement imperméable aux idéaux nationalistes et identitaires qui se développent alors en Europe et conduiront aux conflits mondiaux. Son monde n’a pas de frontière. Son art n’est pas identitaire. Cela lui sera reproché. Bref, qu’il vive ou qu’il peigne, il est un précurseur, il est européen trop tôt.

Michele Gordigiani, Alfredo Müller mentre dipinge davanti
a Eduardo Gordigiani ed Egisto Fabbri.
1895, 113×135 cm GNAM, Roma

Sa vie en quelques mots ?

Les soubresauts de l’Italie nouvelle entraînent la ruine de sa famille en 1890. Les parents et les sept enfants émigrent à Paris en 1895. Ce premier déchirement est suivi d’un retour non programmé en Toscane en 1913. Il y reste vingt ans avant de rentrer à Paris où il décède en 1939. Pourtant doté d’excellents amis, il est rejeté par la critique italienne qui l’accuse d’être trop français et négligé par la critique française qui ne s’intéresse pas à cet artiste « italien ». L’art est son moyen d’expression. Sous le vernis de l’élégance, se cache une émotion communicative, un regard mélancolique posé sur le monde et la nature humaine et sur l’histoire artistique dont il se reconnaît l’héritier. Comme l’a écrit un critique florentin en 1918, « il est satisfait quand une de ses figures évoque par le geste, la ligne ou l’expression l’exemple de quelque grand maître ou prend la saveur d’une vieille estampe ». Il est à la fois l’héritier des maîtres de la Renaissance toscane et de Cézanne qui lui a appris à « voir les choses ».

1920. Alfredo Müller, Il ritorno. Viareggio

Müller vit de 1869 à 1895 à Livourne avant d’émigrer à Paris. Son apprentissage de la peinture et sa découverte du monde de l’art sont donc toscans. Qui sont ses maîtres ?

Il dessine et peint dès son plus jeune âge et, si j’ignore qui fut son premier maître de peinture, la première toile connue date de 1882 ; il a alors treize ans. C’est un Saint-Hubert avec son cerf blanc offert à son grand-oncle Pietro Kotzian qui a fait construire à Torre del Lago au bord du lac de Massaciuccoli un pavillon de chasse où tous les jeunes amis des enfants Müller sont reçus et que fréquente un autre grand chasseur nommé Giacomo Puccini. Après ses années de collège en Suisse, Alfredo poursuit une formation en humanités à Florence où il fréquente l’atelier du maître portraitiste Michele Gordigiani. En 1888, celui-ci l’envoie à Paris parfaire sa formation de portraitiste auprès des maîtres français, François Flameng et Carolus-Duran. Son séjour est abrégé par la ruine familiale, mais la découverte du luminisme de Monet et de l’art japonais marque son art avant sa rencontre déterminante avec Paul Cézanne en 1895.

1882-1885 Torre del Lago

A cette époque, la Toscane est dominée par l’école des Macchiaioli. Quels ont été ses contacts avec cette grande école toscane ?

Ils étaient cordiaux avant son départ à Paris en 1888, ils furent tendus à son retour. Avec ses maîtres et en particulier le peintre livournais Giovanni Fattori, l’excellente école macchiaiola (tachiste) a eu un rayonnement extraordinaire dans la jeune Italie dont elle signifiait l’identité avec ses paysages colorés et ses scènes de la vie quotidienne. Jeunes et maîtres étaient bienvenus à Torre del Lago. On y peignait, on devisait, on s’initiait à la pratique du vélo. A son retour de Paris, fin 1889-début 1890, Alfredo peignit des paysages à la Monet. Certains d’entre eux furent exposés dans la première galerie d’art contemporain de Livourne, chez le marchand de couleurs Gustavo Mors. Ils provoquèrent l’enthousiasme des jeunes peintres, les Macchiaioli de deuxième génération qu’on appelle les Postmacchiaioli. Mais en se mettant à peindre « à la Müller », c’est-à-dire à imiter une technique d’origine étrangère, ils provoquèrent l’ire des vieux maîtres qui lancèrent la meute contre le jeune Müller de vingt ans accusé de mettre en danger l’âme toscane et de peindre une mauvaise peinture jaune d’œuf. Dans leur majorité, les jeunes revinrent aux maîtres. Müller émigra à Paris à leur grand soulagement.

En 1895, Müller émigre avec sa famille à Paris. Comment a-t-il vécu son départ de Livourne, comme un déchirement ou comme une ouverture sur de nouvelles opportunités ?

Si, en 1888-1889, Alfredo a vécu à Paris en dandy assoiffé de découvertes, je ne pense pas qu’il ait appréhendé ce nouveau départ comme une ouverture sur de nouvelles opportunités, mais plutôt comme une fatalité. Il était évidemment conscient du handicap que représenterait sa condition d’émigré à Paris. De fait, pour lui, comme pour tous les siens, ce départ fut un déchirement. Même s’il sut transcender sa mélancolie dans son art, sa blessure ne guérit jamais. Ce fut aussi un déchirement pour ceux qu’il quittait, comme en témoigne le merveilleux portrait que peignit son cher maître en 1895 : Michele Gordigiani le représente au chevalet donnant une leçon de peinture à ses amis, Eduardo Gordigiani, le fils du maître, et Egisto Fabbri, dilettante américano-toscan. La toile est conservée par la Galerie d’Art Moderne et Contemporain de Rome.

1918. Alfredo Müller, La dichiarazione

Vous parlez de la Toscane et de Paris. Mais Bordeaux a-t-il sa place dans l’histoire d’Alfredo Müller ?

Alfredo Müller a été peintre toute sa vie et fut un des maîtres de la gravure originale en couleurs durant ses années parisiennes. Certaines eaux-fortes furent exposées et acquises par le public bordelais lors des expositions annuelles que tenait la Société des Amis des Arts de Bordeaux à la terrasse du Jardin Public.
L’artiste fut aussi un excellent joueur de billard. En 1909, Alfred Muller – ainsi s’appelait-il en France –fut sacré champion de Paris. Parce qu’il vivait mal de son art, il accepta les propositions des académies de billard qui attiraient les champions pour des défis très courus, en leur proposant des revenus intéressants. C’est ainsi qu’il passa l’hiver 1911-1912 à Bordeaux au Grand Café Anglais, situé 37 allées de Tourny, dans l’élégant pavillon aujourd’hui siège d’Air-France. Joseph Gaussail, le propriétaire de l’Hôtel des Princes et de la Paix, situé 40 cours du Chapeau-Rouge, souhaitait créer une académie de billard dans son établissement. Il sollicita Muller.

Ce projet se réalisa-t-il ?

Oui, même si Muller se rendit d’abord en Toscane où ses amis l’attendaient depuis près de vingt ans. En février 1913, il était de retour à Bordeaux et créait l’Académie Muller. Cependant, l’aventure fut éphémère car Gaussail vendit son hôtel en juin 1913. Muller, qui avait investi dans l’affaire, était ruiné. Il vendit meubles, peintures et gravures. Les enchères eurent lieu la veille de la vente du mobilier de l’hôtel. L’imposant bâtiment du XVIIème siècle devint siège de banque, aujourd’hui de la BNP-Paribas. Muller rentra à Paris d’où ses amis de l’univers du sport (Henri Desgrange, Géo Lefèvre, Charles Faroux, etc.) l’envoyèrent peindre en Sicile, décidant sans le savoir de sa seconde période toscane.

Est-il possible d’imaginer que Muller n’ait pas peint à Bordeaux ?

C’est en effet difficile à croire, d’autant que la vente mobilière de juin 1913 comprenait tableaux et gravures. De fait, c’est toute la période 1911-1913 qui est à reconstruire, tant du point de vue sportif qu’artistique. Les fins limiers sont sollicités pour résoudre l’énigme.
Donc Muller était à Bordeaux en mai 1913. Il reviendra en mai 2021, le samedi 29 précisément, pour commémorer le sept-centième anniversaire de la mort de Dante Alighieri, le grand poète dont « il savait par cœur des milliers de vers », selon son ami Charles Faroux, le créateur de la course automobile des Vingt-quatre Heures du Mans et grand joueur de billard comme lui. Les sonnets de la Vita Nuova seront chantés au piano par Francis Matter, un Ami d’Alfredo Müller qui les a mis en musique, en présence des grandes eaux-fortes que l’artiste de Livourne avait gravées à Paris en 1898 pour le marchand Ambroise Vollard.

Interview réalisée par Stefania Graziano

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